Godard et le groupe Dziga-Vertov

Jean-Luc Godard est sans aucun doute le premier nom qui nous vient à l'esprit quand on pense à la relation entre le cinéma et les évènements de mai 68.

Il n'en est pas moins le réalisateur le plus discuté dans l'histoire du cinéma.

Il a vécu une rupture radicale avec le monde du cinéma dans lequel il vivait, et rejetant toute relation commerciale pendant quatre ans, il a crée avec Jean-Pierre Gorin et d'autres militants maoïstes le groupe Dziga-Vertov, réalisant des films en 16 mm.

La relation entre Godard et mai 1968 ne s'arrête pas aux sujets de ses films, mais comprend aussi la participation au projet de transformation de la société par la volonté de transformer le cinéma. Il a réalisé une rupture avec le cinéma commercial et avec le contenu du cinéma de son époque.

Mais voyons d'abord ce qui a amené Godard à cette rupture.

GODARD DANS LES ANNEES 60

Godard, comme tous les cinéastes de la Nouvelle Vague, a débuté dans le cinéma en écrivant dans les Cahiers du Cinéma créés par Bazin, et en passant la majeure partie de son temps à visionner des films à la Cinémathèque de Paris créée par Henri Langlois.

De ce fait, avant même de commencer à réaliser des films, il avait déjà une importante culture cinématographique.

Lui aussi, comme la plupart des cinéastes de la Nouvelle Vague, a remis en cause le cinéma, mais il l'a fait à sa manière, en brisant les conventions et les règles mises en place, que ce soit au niveau du scénario, des acteurs et des actrices, de l'utilisation de la lumière, du décor, du maniement de la caméra, du son, etc.

Cette remise en cause ne s'est pas faite que sur un niveau artistique, mais également au niveau politique. Son second long-métrage, Le Petit Soldat (1960), parlant de la Guerre d'Algérie, a été censuré pendant trois années.

Ce qui ressort est aussi confus que la pensée de Godard sur la Guerre d'Algérie. Il dira d'ailleurs qu'il a voulu montrer " un esprit confus dans une situation confuse " et que 80% des Français(es) de l'époque ne savaient pas quoi penser de cette guerre.

Cela a donné un film complexe qui montre les tribulations et les états d'âme d'un homme de main d'extrême droite en proie à la lassitude, et l'attitude des indépendantistes du FLN face à cet homme.

L'un des thèmes principaux est à ce titre la torture, celle d'un camp, celle de l'autre camp.

Elle est montrée indirectement mais clairement suffisamment pour faire réfléchir. Le cinéma-vérité va jusque là.

Jusqu'en 1967, les films de Godard ne seront donc pas directement politiques, mais remettent en cause la société en traitant de sujets comme la prostitution, la violence…

Godard dira à ce sujet en 1966 : " J'ai réalisé 13 Films, mais j'ai l'impression que je viens juste d'ouvrir les yeux sur le monde.

e pense que ceci est du au fait que je vive en France.

J'ai fait beaucoup de voyages et, ces derniers temps, je planifie mon départ de France pour aller tourner à l'étranger.

Sur l'éducation des analphabètes à Cuba, par exemple.

Ou au Nord Vietnam pour connaître les nouvelles pensées sur la guerre. Je pense que désormais je suis capable de faire la même chose en parlant dans les films de Cuba ou du Vietnam ".

Godard n'ira ni au Vietnam ni à Cuba, mais avec les événements de l'année 1968, Godard avec le Groupe Dziga-Vertov tourneront la majorité de leurs films (6 sur 8 en tout) à l'étranger (USA, Angleterre, Tchécoslovaquie, Italie et Palestine).

LA CHINOISE OU PLUTÔT A LA CHINOISE

Avec le film " La Chinoise ou plutôt à la chinoise, un film en train de se faire " sorti en 1967, Godard préfigurait, un an à l'avance, les évènements de l'année 68.

Les films de Godard ne sont pas des " produits finis ", et la fin du film " La fin d'un commencement "l'indique en elle-même.

Ce film comprend les deux principales particularités du cinéma de Godard, à savoir l'auto-critique et le principe de la contradiction, et met en avant la notion de " lutte sur deux fronts en même temps ", le front social et le front artistique, qui marque le cinéma de Godard de 1967 à 1972. Godard voulait la révolution sociale et la révolution artistique, et a voulu participer à sa manière au processus révolutionnaire.

" La Chinoise " est un film montrant ce qui allait se dérouler en 1968 et la raison de l'" échec " du mouvement de 1968.

Cette révolution sera vue au travers de cinq personnages.

Il y a tout d'abord Véronique, étudiante à Nanterre et voulant devenir professeur. Elle est la leader du collectif " Aden-Arabie ". C'est une représentante typique de la " Nouvelle Gauche " qui va participer aux événements de mai 1968, acceptant le rôle de la violence dans le processus révolutionnaire.

Ses arguments sont plus superficiels que théoriques. Elle veut refaire tout le système éducatif et pour cela elle pense qu'il faut fermer l'université afin de tout recommencer à zéro.

Et pour revenir à zéro dans l'art, elle préconise le bombardement du Louvre et de la Comédie française, afin de repenser la peinture et l'art dramatique.

Ce retour à zéro afin de reconstruire la société est un thème cher à Godard, car selon Godard pour détruire le cinéma bourgeois, il faut revenir à zéro dans le cinéma également.

Godard nous rappelle pendant tout le film que nous sommes en train de visionner un film, et nous remet à notre place de spectateur.

Les comédiens font expressément ressentir qu'ils jouent la comédie.

A un moment on voit le caméraman, à la fin d'une séquence, on entend même Godard dire : " Coupez. C'est très bien ".

En fait, Godard rejette les conventions et règles adoptées par le cinéma " bourgeois ", car Godard veut nous faire participer pleinement au film en nous laissant réfléchir sur les scènes vues.

Nous passons de spectateurs passifs à spectateurs actifs.

Autre particularité de ce film, il ne nous présente pas une seule vision " possible ", ceci est du au fait que Godard a fondé son film sur la contradiction.

Cette contradiction apparaît entre deux personne du groupe Aden-Arabie.

Tout d'abord il y a Kirilov qui a écrit sur les murs de l'appartement utilisé comme base, " l'art socialiste est mort à Brest-Litovsk ", " La ligne révolutionnaire juste n'est pas détenue par une minorité " et dit qu' " une révolution sans bombe n'est pas une révolution ", que " l'art ne voit pas le visible, il voit l'invisible ".

Kirilov a une tendance suicidaire, et finissant par dire " s'il y a le Marxisme-Léninisme alors tout est possible, donc je peux me tuer " ; il se suicidera.
Henri représente le contraire de Kirilov.

Il a étudié à l'Institute for Economics et rêve de travailler en Allemagne Démocratique. Il est contre la violence et est pour la paix avec l'ennemi (la bourgeoisie).

Henri défend la ligne politique que l'Union Soviétique a développé dans les années 60, et est pour un " socialisme humaniste " rejetant la violence.

Pour lui la violence ne montre pas la voie à la lutte des classes. A la fin, Henri se fera jeter du groupe suite à une discussion avec Véronique sur un attentat qu'ils ont programmé (l'assassinat de l'Attaché à la Culture Soviétique).

Le rejet d'Henri et de sa position correspond à celle de la ligne de ce que les " pro-chinois " appelleront le Parti " Communiste " Français au cours des événements de l'année 1968.

Autre point du film, la solidarité à l'intérieur du collectif. Malheureusement cette solidarité ne se fera pas, et l'exclusion d'Henri démontre bien ce manque de soutien à l'intérieur du groupe.

Ce manque de solidarité et de soutien se fera sentir en 68, et ce qui amènera le mouvement de 68 à l'échec.

LE GROUPE DZIGA-VERTOV


Godard créera en 68 avec un groupe de militants maoïstes le groupe Dziga-Vertov.

Ce groupe sera composé d'un jeune militant marseillais, Jean-Henri Roger, avec qui il tournera " British Sounds " et " Pravda ". Il tournera également " Vent d'Est ", " Luttes en Italie ", " Jusqu'à la Victoire ", " Vladimir et Rosa ", " Tout va Bien " et " Letter to Jane " avec Jean-Pierre Gorin, ancien journaliste et militant.

Ce groupe a existé de 1968 à 1972, et a tourné tout ses films en 16mm (à part " Tout va Bien ") ; il voulait sortir du cinéma commercial et de la distribution commerciale.

Godard ira, par exemple, montrer ses films dans les universités américaines.

Mais le problème qui retient le plus l'attention de ce groupe est le montage.

Puisque le cinéma est fait d'images et de sons, comment les utiliser selon une pratique révolutionnaire ?

Comment les ordonner, les confronter afin qu'ils s'opposent aux méthodes du cinéma bourgeois dominant ? Comment promouvoir un cinéma politique et militant au service du prolétariat ?

Godard répond :

" Je crois à la diffusion de masse quand il existe un parti de masse.(…) Le cinéma est un instrument de parti. (…) Nous, pour l'instant, nous disons que le cinéma est une tâche secondaire dans la révolution mais que cette tâche secondaire est actuellement importante et qu'il est donc juste d'en faire une activité principale. "

D'où vient le nom de ce groupe ? Godard a répondu à cette question lors d'un interview fait en 1970 par Kent E. Carroll :

" Question : Pourquoi avez-vous pris le nom de Groupe Dziga-Vertov?

Godard : Il y a deux raisons. La première est le choix de Dziga Vertov, la seconde le choix du nom Groupe Dziga Vertov.

Le nom du groupe n'est pas pris pour élever une personne, mais pour brandir un drapeau, pour indiquer un programme.

Pourquoi Dziga Vertov ? Car au début du siècle il était un véritable cinéaste marxiste. En faisant des films, il contribuait à la Révolution Russe. Il n'était pas uniquement un révolutionnaire.

C'est un artiste progressiste ayant participé à la révolution et il est devenu un artiste révolutionnaire à l'intérieur de la lutte. Il a dit : Le devoir d'un cinéaste -kinoki- n'est pas de faire des films -en fait kinoki ne veut pas dire cinéaste mais ouvrier du cinéma- , mais de faire des films au nom de la Révolution Prolétarienne Mondiale. "

Le groupe Dziga-Vertov s'efforcera alors de reprendre le style et les thèmes chers à Dziga Vertov.

Tout d'abord, il va reprendre une idée essentielle du cinéma de Vertov : Vertov filme la matière brute, accumule images et sons sans aucun souci de fiction.
Pour les mettre en place, il refuse de les interpréter selon la méthode traditionnelle, ce montage qui organise, impose un ordre rassurant à la matière.

Pour Dziga Vertov, il s'agit de dénoncer l'ordre dominant sans recourir aux trucs du " langage cinématographique ".

Le film " En Avant les Soviets " illustre cette démarche propre à Vertov. A travers la construction d'un barrage en Union Soviétique, il produit un hymne au monde du travail et à la machine, contre l'arbitraire de la nature.

Il commence par présenter des images d'éléments naturels, eaux et montagnes...

Puis il restitue la progression du travail : machines qui trépident, hommes qui se concentrent ou se démènent.

Le rythme s'accélère et le film s'achève sur l'image de grandes transformations.

C'est un cinéma qui se veut totalement au service de la révolution.
Le Groupe Dziga-Vertov s'essaye à cette approche documentaire et propagandiste dans " British Sounds", qui retrace un moment de la réalité anglaise en 1968. Le film s'ouvre sur une chaîne de montage dans une usine d'automobiles.

Le film présente ensuite plusieurs discussions : ouvriers marxistes anglais, militants étudiants parlant de la sexualité et de la répression.

L'image devient slogan : si on parle de ventre, on vous montre un ventre. Ce film est un détournement de production, il avait été commandé par la BBC, on l'utilise pour donner la parole à ceux qu'elle n'invite jamais, l'ouvrier politisé ou l'étudiant révolté.

Nous n'allons pas passer en revue tous les films du Groupe Dziga-Vertov et vous invitons à les visionner ou re-visionner. Nous allons plus particulièrement nous intéresser ici au film " Tout va Bien ".

TOUT VA BIEN

En 1972, Godard va tourner le film " Tout va bien " avec Jean-Pierre Gorin. Ce film est le film le plus célèbre du Groupe Dziga-Vertov.

A l'opposé des autres films du Groupe, celui-ci a été tourné en 35mm, et au lieu d'acteurs amateurs, Jane Fonda et Yves Montand vont jouer les rôles principaux.

Après quatre ans de travail, le Groupe a senti le besoin de s'adresser à plus de personnes, c'est pourquoi ils ont choisi ces deux acteurs, mais également car ils étaient connus comme étant de gauche.

Le financement du film a été fait par contrat avec la Société Paramount.

Dès la diffusion du film Godard a fait son auto-critique sur ce point, afin de casser la perception commerciale de ce film.

Godard et Gorin savaient très bien qu'un film commercial sur la classe ouvrière n'allait pas trouver de clients, y compris dans la classe ouvrière, alors ils ont dit ce qu'ils avaient à dire sur la classe ouvrière de France en 1972 par l'intermédiaire de l'amour de deux bourgeois .

Susan (Fonda) et Jacques (Montand) ont une relation compliquée.

Jacques a débuté dans le cinéma en écrivant des scénarios, il s'est radicalisé après Mai 1968, mais avec l'effondrement de la vague révolutionnaire, il a perdu tous ses espoirs et s'est rendu au système, désormais c'est un réalisateur de films publicitaires.

On voit une scène où, lors d'un tournage, il se trouve près du cameraman et sa voix est étouffée par le brouhaha du tournage.

Godard veut nous faire réfléchir sur le rôle de la pub dans la société de consommation et nous montrer que nous sommes bombardés par la pub, bombardement qui finit par jouer son rôle, ne nous laissant plus le temps de réfléchir.

Susan, la femme de Jacques, travaille pour l'American Broadcasting System (ABS, une radio), elle est envoyée en France pour analyser les événements politiques et culturels.

Tout comme Jacques, Susan est insatisfaite dans son travail : " Je travaille, mais je n'arrive nulle part…Plus j'avance moins je comprends. "

Les personnages de Jacques et Susan reprennent la contradiction si chère à Godard. En effet, l'un travaille dans l'image, l'autre dans le son. I

ls travaillent tous les deux dans le secteur de la communication, mais n'utilisent pas les mêmes moyens de diffusion. De plus, leur rôle ne prend de l'importance qu'au milieu du film, et tout le reste du film ils ont une position secondaire.

Le film se déroule en trois parties. La première partie se déroule dans l'usine Salumi qui produit des saucisses, des salamis…

Susan, accompagnée de Jacques, se rend dans cette usine, afin d'interviewer le directeur sur les problèmes des ouvriers.

Mais à leur arrivée, l'usine sera occupée par les ouvriers.

Afin de donner une vision plus réaliste de cette séquence, Godard tournera l'occupation de l'usine en studio.

Commençant par un plan d'ensemble, on voit à l'étage supérieur de l'usine le bureau du directeur, en dessous huit bureaux, le quatrième mur a été enlevé laissant la caméra se glisser de droite à gauche, nous voyons se dérouler l'occupation.

Godard nous présente ensuite les trois forces présentes dans l'usine, en laissant la voix à chacune d'entre elles.

Tout d'abord le directeur prononce un discours, nous rappelant le Long Live Consumer Society de Saint-Geours, affirmant que les analyses marxistes sont dépassées car de nos jours la lutte de classes n'existe plus et il y a la solidarité entre les classes.

Ces propos servent plus à faire oublier les problèmes plutôt que de les résoudre.

Les ouvriers syndiqués à la CGT (sous le contrôle du P " C "F), ayant senti que le contrôle de la situation leur avait échappé, car ce ne sont pas eux qui ont décidé de l'occupation, condamnent celle-ci.

Leurs propos ont été pris de " La Vie Ouvrière ", et disent que l'occupation est une forme de lutte trop violente, et qu'elle apporte des questions difficiles à résoudre, c'est pourquoi il faut leur laisser le contrôle de la situation.

Lorsqu'un ouvrier pose une question, le représentant de la CGT répond par des statistiques et tourne autour du pot. La CGT n'apporte donc pas de solutions.

Une jeune ouvrière prend alors la parole, son discours a été tiré du journal La Cause du Peuple.

Elle parle de l'odeur de l'usine qui empeste et que pour se libérer de cette odeur elle doit acheter des parfums afin de ne pas être rejetée par son entourage, donc qu'elle est aliénée par la société de consommation.

Godard et Gorin donnent à travers tout le film divers messages sur la société patriarcale.

Lors de l'occupation, par exemple, une ouvrière appelle son mari afin de le prévenir qu'elle risque de rentrer tard : "Tu ne dois pas t'énerver. Vous aussi, vous vous étiez mis en grève...

Là c'est pareil. " Le mari de l'ouvrière, malgré qu'il soit un ouvrier aussi, a du mal à comprendre sa femme et a du mal à accepter qu'elle participe à l'action. Ceci sert à comprendre le niveau de conscience d'un ouvrier.

Dans une autre scène, le directeur veut se rendre aux WC. Les ouvriers lui accordent trois minutes de même que lui ne leur accordait que trois minutes.

Mais le directeur n'arrivera pas à satisfaire ses besoins entièrement, et les ouvriers le ramèneront dans son bureau, et casseront la fenêtre pour qu'il puisse satisfaire ses besoins.

La troisième partie du film se déroule dans un hypermarché.

Cette partie a été filmée en plan-séquence, elle dure 10 minutes au cours desquelles on voit la caméra glisser de gauche à droite, filmant les 25 caisses en allant vers la gauche et revenant sur la droite.

Pendant le glissement de la caméra, on voit au milieu du magasin un stand où des jeunes du P" C "F vendent des livres à prix réduits. La question qui se pose alors est : Est-ce que c'est le P" C "F qui utilise le système, ou est-ce que c'est le système qui utilise le P" C "F ?

Les évènements se déroulant en France montre qu'en fait le P" C "F fait partie du système. Puis, on voit un groupe de gauchistes entrer dans le magasin, et criaient " Tout est gratuit ", voulant que l'hypermarché subisse une razzia.

Puis ils se battent avec la police.

Le film se termine dans un café, un homme est assis et une femme passe la main sur la vitre où est assis l'homme, puis elle s'asseoit à une table du café, et c'est l'homme qui vient passer sa main sur sa vitre.

On entend à la fin :

" Comment allons nous terminer ce film ? Ils sont dans une crise profonde…Disons qu'ils vont se remettre en cause…laissons-leur cela…Nous devons tous avoir une histoire. La tienne, la mienne, la notre. "

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