Eisenstein parle


" Le cinéma, bien sûr, est le plus international des arts.
Pas seulement parce que des films en provenance de pays divers font le tour du monde à travers les pays les plus divers.

Mais, avant tout, parce que les possibilités sans cesse enrichies de sa technique et son pouvoir créateur sans cesse en progrès permettent au cinéma d'instituer à l'échelon international un contact de pensée éminemment vivant.

De cette réserve inépuisable de possibilités le premier demi-siècle n'a vu pourtant utiliser que des miettes.

Qu'on ne me comprenne pas à contresens. Il ne s'agit pas des réalisations. On a réalisé des choses magnifiques - et en grand nombre. (...)

Il s'agit de ce que pouvait réaliser le cinéma, et que lui seul pouvait réaliser. De ce qu'il y a de spécifique, d'unique, dans ce que le seul cinéma était capable de construire, de créer.

On n'a pas encore apporté de solution définitive au problème de la synthèse des arts qui aspirent à se fondre totalement, organiquement, en son sein.

Or voilà que, déjà, des problèmes sans cesse renouvelés nous assaillent.

Nous achevions à peine de nous assimiler la technique de la couleur que le cinéma en relief, tout juste sorti de ses langes, nous a lancé dans les jambes le problème nouveau du volume et de l'espace.

Et voici que le miracle de la télévision nous met face à une réalité vivante qui menace de faire éclater les expériences encore incomplètement assimilées et analysées du cinéma muet et du cinéma parlant.

Dans ceux-ci, par exemple, le montage n'était que la trace, plus ou moins parfaite, de la marche réelle d'une perception de l'événement, reconstituée à travers le prisme d'une conscience et d'une sensibilité d'artiste.

Là, il deviendra cette marche même à l'instant précis où le processus se déroule.

On assistera au stupéfiant aboutement de deux extrêmes.

Maillon initial de la chaîne des formes historiques du mystère théâtral, l'acteur dramaturge chargé de transmettre au spectateur la matière de ses pensées et de ses sentiments au moment même où il les éprouve, tendra la main au maître des formes supérieures du mystère de l'avenir, au mage cinéaste de la télévision, qui vif comme un clin d'œil ou comme le jaillissement de la pensée, jonglant avec les foyers d'objectifs et les profondeurs de champ, imposera directement, instantanément, son interprétation esthétique de l'événement pendant la fraction de seconde où celui-ci se produit, au moment de notre première, unique et bouleversante rencontre contre lui.

Est-ce invraisemblable ? Est-ce possible ? Est-ce irréalisable à une époque qui attrape déjà au vol l'écho-radar émis de la lune et expédie des avions à la vitesse du son, par delà la coupole bleue de l'atmosphère ? ".

LE CINEMA A 50 ANS

" Le cinéma a cinquante ans. Un monde immense et complexe de possibilités s'ouvre à lui.

L'humanité se doit de les maîtriser, non moins que de maîtriser l'aspect fécond des découvertes de la physique d'aujourd'hui, de l'ère atomique.

Or l'esthétique mondiale a fait si peu, jusqu'à présent, si lamentablement peu pour permettre à l'homme de se rendre le maître des moyens, des possibilités qu'offre le cinéma !

Pas seulement faute de savoir ou d'élan.

Ce qui frappe ici, c'est l'immobilisme, la routine, la fuite devant les problèmes absolument neufs que posent les étapes, se poursuivant l'une l'autre, d'un cinéma en perpétuel devenir.

Nous avons rien à redouter de leur assaut.

Notre tâche est de rassembler et de résumer l'expérience des époques passées et en train de passer, pour aller, forts de cette expérience, au-devant des étapes nouvelles, si infiniment attirantes, et les dominer victorieusement, en n'oubliant à aucun instant que la profondeur idéologique du thème et de la matière demeure et restera à jamais la base véritable de l'esthétique, ce qui confère sa pleine valeur à la mise en oeuvre des nouveautés techniques, les moyens d'expression les plus perfectionnés servant seulement à donner corps aux formes les plus élevées de la pensée ".


LE CINEMA EST UN ART

" Par ses traits propres aussi, cet art (le cinéma) sera sans commune mesure avec celui du passé.

Ce ne sera pas une musique rivalisant avec celle de naguère, une peinture s'acharnant à dépasser celle de jadis, un théâtre laissant derrière soi le théâtre d'autrefois, des drames, des statues, des danses rivalisant victorieusement avec les danses, les statues, les drames des époques abolies.

Non.

Ce sera une nouvelle et merveilleuse variété de l'art, fondant en un seul tout, identifiant en soi la peinture et le drame, la musique et la sculpture, l'architecture et la danse, le paysage et l'homme, l'image et le verbe.

La prise de conscience de cette synthèse, en tant que tout organique n'ayant jamais existé encore, constitue incontestablement le plus grave des problèmes que l'esthétique ait jamais eu à aborder dans toute son histoire.

Et cet art nouveau a nom cinéma ".

UNE ERE NOUVELLE


" Est-ce que tout cela n'exige pas des arts entièrement nouveaux, des formes et des dimensions dépassant les palliatifs qu'ont été jusqu'à ce jour le théâtre traditionnel, la sculpture traditionnelle et, aussi, le cinéma traditionnel ? (...)

Il ne faut pas avoir peur de cette ère nouvelle.

Et encore moins, lui rire au nez, comme nos ancêtres qui jetaient de la boue sur les premiers parapluies. Il faut préparer dans les cerveaux une place pour l'avènement de thèmes entièrement nouveaux qui, multipliés par les possibilités d'une technique renouvelée, exigeront une esthétique absolument nouvelle pour la matérialisation intelligente de ces thèmes dans les grandes oeuvres de demain ".

Filmographie d'Eisenstein :
La Grève, 1924
Le Cuirassé Potemkine, 1925
Octobre, 1927
La Ligne Générale ou l'Ancien et le Nouveau, 1929
Que viva Mexico, 1931
Le Pré de Bejine, 1935 (non terminé)
Alexandre Nevski, 1938
Ivan le Terrible, 1945 (premier épisode)
Ivan le Terrible, 1958 (deuxième épisode ; non terminé)

Ecrits d'Eisenstein :
Réflexions du cinéaste, Ed. en langues étrangères, Moscou, 1958
Ma conception du cinéma, Buchet-Chastel, 1971
Le Film : sa forme / son sens, Christian Bourgeois, 1976
Esquisses et dessins, Ed. de l'Étoile / Cahiers du Cinéma, 1978
Cinématisme, peinture et cinéma, Ed. Complexe, 1980
Le Mouvement de l'art, Ed. du Cerf, 1986

Mettre en scène, collection 10/18, U.G.E. :
I - Au-delà des étoiles, 1974
II - La Non-Indiférente Nature 1, 1978
III - Mémoires 1, 1977
IV - La Non-Indiférente Nature 2, 1978
V - Mémoires 2, 1979
VI - Mémoires 3, 1985



Revenir à la page des articles