Michaël Aku-Ankka:
Eisenstein, Godard et Bergman
mis en perspective


L'art cinématographique répond à plusieurs exigences, que ce soit au niveau de l'artiste comme à celui du spectateur.

L'artiste utilisant les moyens d'expression cinématographiques vise à raconter une histoire, présenter une atmosphère, éventuellement une problématique ; le spectateur vise à la même chose, mais de manière passive.

Cette opposition formelle n'est pour cette raison pas réaliste.

L'artiste vise un public, sans quoi son œuvre n'est qu'un cadeau à lui-même ; inversement, le public tente d'apprendre et/ou de ressentir quelque chose.

Cette question du rapport entre l'artiste et le public a été à la source d'un grand conflit théorique, marqué par la victoire d'Eisenstein sur les plans théoriques et pratiques.

Ce conflit est passé par la question de la technique, propre au début du développement du cinéma, et plus précisément de la question du montage.

Eisenstein est le premier à révéler par sa pratique cinématographique, ainsi qu'avec la théorisation qu'il en a faite, qu'il existe un langage cinématographique.

Le cinéma n'a consisté jusqu'à Eisenstein qu'en une série d'images photographiques juxtaposées, dont l'enchaînement possédait un sens (logique) mais pas de signification intrinsèque.

Cette signification passe par le montage, qui lui seul orchestre le découpage des images de telle manière à rajouter un sens à ce qui n'est sinon que du théâtre filmé.

Mais le fait même de filmer se modifie logiquement en fonction de l'objectif au montage ; la théorie de la dominante est ainsi essentielle dans l'art cinématographique, puisqu'elle vise à faire revenir un aspect visuel dans les différents plans d'une séquence.

Il s'agit bien, comme Eisenstein a appelé l'article où il a présenté cette théorie, de " la quatrième dimension au cinéma ".

Ce faisant, Eisenstein s'est opposé à deux courants théoriques n'ayant justement pas compris le montage et n'ayant considéré celui-ci que comme un aspect technique.

Le premier fut celui que l'on peut qualifier d'expressionniste, bien qu'il fut représenté par le futuriste Dziga Vertov. Ce dernier était partisan du " non-sujet " et réduisait l'acteur à un rôle infime.

La théorie de Vertov est en fait une théorie réduisant le film à un documentaire, ou à une expérimentation visuelle, bien que lui-même s'en défende.

Sa perspective, en prétendant préserver la forme cinématographique, la déshumanise.

Le cinéma expressionniste n'a pas fait autre chose en évitant la question du montage pour retranscrire dans le décor le malaise qui aurait dû être exprimé par les acteurs, par la scène, par les plans, par la séquence.

A l'opposé de cette déviation on trouve le formalisme, qui est une conception théâtrale du cinéma et ne veut pas que le montage " entache " les séquences .

L'art cinématographique repose par conséquent sur deux piliers : la mise en scène, qui ne correspond pas à celle du théâtre, et le montage, qui ne correspond pas à celui du documentaire.

En ce qui concerne la mise en scène, Eisenstein nous dit que :

" Dans les mises en scène de théâtre, l'on part toujours d'un espace scénique déterminé, en épuisant ensuite à l'intérieur de cet espace toutes les possibilités de découpage de l'image.

En passant de la mise en scène théâtrale à la mise en scène cinémato-graphique, la première question qui se pose, c'est de savoir comment construire l'espace particulier de chaque plan.

Il faut tenir compte de ce que cet espace ne doit pas être construit seulement en fonction de la prise de vues, mais aussi en tenant compte des données optiques. À côté du lieu de l'action, je produis toujours un index optique.

Ce qui veut dire que, au cinéma, la scène dramatique et l'action elle-même ne sont pas construites seulement devant la caméra, mais aussi que c'est au moyen de la caméra qu'elles vont se réaliser, et que pour cela il faut tenir compte des caractéristiques des différents objectifs " (Le Mouvement de l'art).

Il nous dit aussi que :

" Au cinéma, la mise en place scénique est la "cause première" d'où procèdent les moyens de réalisation spécifiques de la mise en scène cinématographique.

La fragmentation en plans et le montage ne sont pas seulement déterminés par le scénario, mais aussi par la mise en scène, c'est à dire par la façon dont l'action dramatique est concrétisée par l'acteur, dans le temps et l'espace " (Le film : sa forme / son sens).

L'art cinématographique consiste, dans cette optique, ni plus ni moins qu'en un théâtre rendu réaliste.

Ainsi en 1933 dans la revue Iskoustvo Kino, Eisenstein nous dit que :

" Si un drame s'articule en actes, un acte en scènes, et la scène en actions isolées, le film, lui, s'articule en éléments encore plus fins: une action se divise en unités de montage, et celles-ci en plans ".

Friedrich Engels disait qu'est réaliste ce qui présente un personnage typique dans une situation typique, en ce sens le cinéma d'Eisenstein correspond pleinement à un théâtre rendu réaliste lorsqu'il explique que " une mise en place des acteurs n'est correcte que si elle manifeste les tendances des personnages en rapport avec le conflit moteur ".

Le montage joue alors le rôle de révélateur des dynamiques : celle du scénario, celle des acteurs, celle des plans. Les différenciations et la valorisation de telle ou telle œuvre se font par rapport à ces points de repères.

Si l'on prend le cinéma commercial, on voit que le scénario ne tient pas dans la plupart des cas et qu'il est sauvé par les effets spéciaux, eux-mêmes ne prenant au sens qu'avec un montage prenant comme prétexte des acteurs.

Dans le véritable cinéma au contraire, chaque élément possède son autonomie, et le statut de chef d'œuvre est obtenue lorsque à chaque niveau un excellent résultat est obtenu.

Le montage joue un rôle particulier ici, puisqu'il est à la fois indépendant des autres dynamiques, au sens où l'artiste donne le rythme et la forme qu'il veut, mais qu'il dépend de la matière filmée et que celle-ci n'est pas " brute ".

Cela signifie que le réalisateur doit maîtriser du début du processus jusqu'à la fin un plan parfaitement précis et ne laissant champ à aucune improvisation.

Eisenstein définit quatre modes de montages :

· Métrique, c'est-à-dire en longueur ;
· Rythmique, selon le rythme de l'enchaînement des plans ;
· Tonal (basé sur le sens émotionnel des séquences, il se fait d'après les dominantes) ;
Ober tonal (il détruit les dominantes, l'harmonie mélodique de l'enchaînement des plans ; il est basé sur la perception physiologique du corps).

Il semble néanmoins bien que la question du montage soit une question personnelle propre à chaque artiste.

Lorsque Eisenstein affirme que " L'idée doit résulter du choc de deux éléments indépendants l'un de l'autre ", que " Le degré de discordance entre les différentes images détermine la plus ou moins grande intensité de l'impression et de la tension ", il développe une thèse qu'on peut que rattacher à son œuvre personnelle.

On ne voit pas en effet pourquoi il n'y aurait pas trois éléments, ou quatre, ou encore pourquoi les éléments ne seraient pas contradictoires ou opposées, etc.

La question du montage est en définitive une question de plastique et relève du choix personnel de l'artiste.

Le cinéma d'Ingmar Bergman possède par exemple une plastique tout à fait particulière.

Le scénario, le jeu des acteurs, le plan et le montage font de l'œuvre de Bergman un chef d'œuvre, mais n'est nullement reproductible ni généralisable.

C'est une preuve qu'à partir du moment où l'on saisit un mode d'expression, on peut le développer sur différents plans.

Bergman part de sa propre personnalité pour gérer la forme expressive (et le contenu) de ses films.

On a pu parler à un moment de " cinéma de chambre ", en allusion au " Théâtre de chambre " de Strindberg faisant référence à la musique de chambre l'inspirant.

Le cinéaste finlandais Jorn Donner, dans son livre consacré à Ingmar Bergman, nous dit que "ce genre (de théâtre) transporte dans le drame l'idée de musique de chambre : caractère intime du spectacle, portée significative du sujet, soin donné à l'exécution".

Et à propos de la manière de faire de Bergman : "On répartit un certain nombre de thèmes entre un nombre extrêmement restreint de voix et de personnages.

On extrait leur passé, on les place dans une sorte de brouillard et l'on fait un distillat".

Cette manière est une démonstration des possibilités ouvertes par ce que Eisenstein a su mettre en valeur comme ligne de conduite cinématographique.

Le cinéaste doit bien maîtriser l'intégralité du processus filmique et non pas se contenter d'un aspect seulement, étant donné qu'il y a sinon perte de la substance du film.

La dénaturation de l'œuvre, le décalage entre ce que l'artiste aurait voulu faire et ce qui est fait provient d'une incapacité organisationnelle à laquelle il faut impérativement remédier si le cinéma veut progresser, c'est-à-dire s'il veut que les films s'individualisent.

Or, il est évident que cela est impossible dans un cinéma dominé par les monopoles.

Pour avancer dans cette perspective, il faut aller de l'avant, réaffirmer la primauté du cinéma d'auteur et catégoriquement refuser le cinéma pop-corn, la réduction à la dimension " divertissante " du cinéma.

Il faut rejeter la démagogie des grands monopoles qui qualifient d'" intellectuels " et de " trop difficiles " les œuvres des classiques du cinéma.

Il faut combattre l'intellectualisme petit-bourgeois et élitiste à la Arte qui caricature le cinéma d'auteur en perspective nombriliste. Cela signifie par-là même la mise en valeur du " cinéma total ", du " cinéma-vérité " tel que l'a formulé Dziga Vertov.

Si l'on mène ce combat, déjà ouvert dans les années 1960 par Godard, alors on pourra révéler une multitude de cinéma d'auteurs en liaison avec le réel et non plus répondant aux desiderata des monopoles.


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