L'ABSURDE ET LE REEL : DU ROMAN AU CINEMA DE KUBRICK, OU LA VICTOIRE DE LA CAMERA-OEIL
par Michael Aku-Ankka

" [L'imagination] décompose toute la création et, avec ses matériaux amassés et disposés suivant des règles dont on ne peut trouver l'origine que dans le plus profond de l'âme, elle crée un monde nouveau, elle produit la sensation du neuf ".
Baudelaire (In : Œuvres, La Pléiade, Paris 554, p.773)

L'absurde. Qu'est-ce que l'absurde ? Le dictionnaire nous dit :

(1)ABSURDE adj. et n. m. XIIIe siècle, absorde. Emprunté du latin absurdus, " discordant, dissonant, hors de propos ".

1. Adj. Qui va contre la raison, la logique, le sens commun. Un raisonnement absurde. C'est une idée absurde. Il est absurde d'agir comme vous le faites. Une conduite absurde. Une supposition absurde. Ce que vous dites là est absurde.

2. N. m. Ce qui viole les normes de la logique, ce qui est contradictoire, déraisonnable. Tomber dans l'absurde. Raisonnement par l'absurde, consistant à démontrer qu'une proposition est vraie par l'énoncé des conséquences qui découlent de la proposition contradictoire. Démonstration par l'absurde. Spécialt. L'absurde, l'abîme entre les aspirations de l'homme et son expérience vécue ; l'absence de fins dernières. Le sentiment de l'absurde. La philosophie, le théâtre de l'absurde.

L'absurde n'est pas forcément ce qui n'est pas réel.

Au contraire, cela peut même être parfois ce qui est vraiment la réalité, par delà les apparences.

Dans les Ailes du désirs, Wim Wenders nous montre - chose absurde - un ange qui veut devenir homme.

Pourquoi un ange voudrait-il se faire homme, devenir simple mortel ?

Sa motivation est en réalité louable, car cet ange veut saisir la réalité et non plus se contenter d'être un témoin.

Il ne veut plus se contenter d'avoir comme tâche de noter dans un petit carnet les détails de la vie apparemment absurdes et en fait plein de vie (" une vieille dame a fermé son parapluie d'un coup sec et s'est laissé tremper ").

Cet ange veut, comme il le dit, " voir le monde derrière le monde ".

De la même manière qu'en apparence les actes notés par les anges sont absurdes, en réalité la richesse de la vie se cache derrière cette apparente absurdité.

Il est donc évident que le cinéma ne peut pas éviter d'être absurde parfois, ou de montrer des absurdités, puisqu'en fait, ce n'est pas l'absurde qui est montré, mais la réalité.

On sait bien, on peut le voir tous les jours, le principe d'aller au fond des choses apparaît aux yeux de la plupart des gens comme absurde, illogique, alors qu'en fait il s'agit de la seule manière d'être vraie.

D'ailleurs, parfois le mouvement se retourne en son contraire.

Les punks ont délibérément choisis l'absurde pour refuser une société qui ne veut pas aller au fond des choses.

Mais après son absorption dans le quotidien de la société capitaliste, le mouvement punk s'est retourné en son contraire. Les jeunes choisissant d'être punk ne font plus que le choix de l'absurdité, sans plus aucune liaison avec la démarche subversive initiale.

La société assassine quotidiennement la poésie, c'est ce que montre Les ailes du désir, d'où d'ailleurs le choix de présenter la ville de Berlin sous toutes ses facettes, forme poétique par excellence.

Devenir humain, c'est le souhait de l'ange. Il voit la valeur de la vie, alors que les gens ne font plus attention aux détails.

L'ange voit ces détails, d'où sa volonté de devenir lui-même un être humain, de lui-même pouvoir faire ces petits gestes absurdes qui sont en fait ce qu'il y a de plus humain.

On dira : c'est un film idéaliste, il ne présente pas la triste nécessité du travail salarié, il ne montre pas le racisme, le patriarcat.

C'est inexact.

L'aspect principal du film est l'humain lui-même.

C'est une attitude très poétique, on comprend que Mao Zedong, initialement poète, ait pu formuler qu'" aller à contre-courant est un des principes du marxisme-léninisme ".

Ce qui compte c'est d'aller aux racines des choses, et pour l'être humain, la racine des choses, c'est lui-même, comme le disait Marx.

Mais étudions l'absurde en tant que tel. Les ailes du désir ont relié l'absurde au réel par l'intermédiaire d'une démarche poétique.

Est-ce fondamentalement juste ?

L'absurde au cinéma présente-t-il le réel de manière meilleure que la simple présentation formelle des choses, ou bien s'agit-il d'une simple poésie décalée sans significations ?

Partons pour comprendre cela de l'absurde en littérature, car tout part de là.

Il faut noter que souvent il possède historiquement une forte connotation nihiliste, qui va à l'opposé des exigences de notre temps.

Il est en effet évident qu'il y a une idéologie sous-jacente à la mise en valeur du thème de l'absurde, principalement celle qui s'est développée sous le nom d'existentialisme.

L'existentialisme est de plus un mal bien français ; Albert Camus et Jean-Paul Sartre en étant les deux représentants fondateurs.

Qui plus est s'est développé, toujours en France, un courant réactionnaire anti-réaliste très puissant : le nouveau roman., qui prône la mise en avant d'une partie seulement de la réalité.

Alain Robbe-Grillet et Claude Simon en sont les partisans les plus connus, mais il ne faut pas oublier Michel Butor, Nathalie Sarraute, Robert Pinget. Marguerite Duras se rattache à cette tradition (1).

L'existentialisme est la définition du mal-être du petit-bourgeois angoissé face au monde et incapable de le comprendre.

Le héros du Château de Franz Kafka en est le modèle absolu. Perdu dans le château, le héros tente de comprendre de quoi on l'accuse, mais il n'y parvient pas. I

l fait face à une machinerie le dépassant totalement. Il est incapable de comprendre les tenants et aboutissants du pouvoir.

Ce modèle est un modèle réactionnaire. Il remplace le Dieu ineffable par un monstre ineffable (l'Etat, la société), il est la correspondance artistique de la thèse fasciste du " totalitarisme ".

Dans cette perspective le thème de l'absurde est anti-dialectique.

Il est l'expression de l'incompréhension du monde, pire et cela est intolérable : de l'impossibilité de comprendre le monde (et bien entendu de le changer).

En ce sens, le théâtre de l'absurde apparaît comme le contraire exact du théâtre brechtien.

" En attendant Godot " est le contraire d'une pièce de Brecht où non seulement l'on n'attend rien, mais en plus où on fait la révolution, ou quand on ne la fait pas on se met à la chercher et on la trouve (2).

La méthode de Brecht - montrer les contradictions - est le contraire du théâtre de l'absurde, pour lequel le monde est incompréhensible.

Il existe même une œuvre - littéraire comme cinématographique - qui est l'expression absolue de cette mise en avant idéologique de l'absurde.

" 1984 " d'Orwell (3), avec son monde totalement oppressant sans aucune résistance à l'oppression, sans aucune opposition possible, est l'œuvre le plus anti-dialectique qui soit.

" 1984 " est une œuvre présentant un monde où les contradictions sont définitivement neutralisées, or cela est impossible. " 1984 " est ainsi le contraire exact de la culture, le livre le plus apprécié de tout ce qui s'oppose au progressisme.

C'est une œuvre absurde, n'appelant pas à comprendre intelligemment et agir en conséquence, mais au contraire jouant sur l'angoisse, la terreur, la passivité.

D'ailleurs, le livre d'Orwell devait initialement s'intituler " Le dernier homme en Europe ", ce qui a le mérite d'être d'une grande clarté quant à l'esprit du livre (4).

Mais comme justement tout est dialectique, le thème de l'absurde a su être renversé en quelque chose de positif.

D'ailleurs, il suffit pour s'en prouver de voir ce jugement de Brecht :

" Si l'on m'invitait à choisir, dans la littérature de notre siècle, trois ouvrages destinés selon moi à faire partie de la littérature universelle, l'un des trois que je choisirais serait Les Aventures du brave soldat Schweyk de Hasek (5) ".

Or cette œuvre de Hasek est d'une absurdité absolue.

Elle retrace l'histoire d'un soldat tchèque complètement loufoque dans l'armée austro-hongroise, ridiculisant ainsi la logique autrichienne et sa domination.

Cette présentation absurde d'un homme absurde dans une société absurde est ainsi la plus réaliste qui soit, et Brecht ne s'y est pas trompé, ni les Tchèques d'ailleurs.

En fait, le lieu où l'absurde a su être le révélateur d'une sensibilité, d'une vision de la vérité, c'est le cinéma.

Le cinéma a su renverser la perspective pessimiste, voire fasciste, du thème de l'absurde.

Sans doute parce que la liaison aux spectateurs était plus forte, moins " égoïste " ou narcissique.

Le cinéma est toujours destiné aux masses, que le film soit fait par Godard ou à Hollywood n'y change rien.

Les sentiers de la gloire de Kubrick est précisément un excellent contre-modèle par rapport à " 1984 ". Là aussi, l'absurde du pouvoir est montré. Mais à la différence de 1984, Kubrick a montré la révolte, le combat, la lutte pour la dignité.

Là où 1984 est une œuvre directement politique (l'anticommunisme y est claironné puisque la société y est tyrannisée par un " parti communiste "), Les sentiers de la gloire montre seulement une situation terrible qui pourrait se situer ailleurs, dans un autre contexte, s'exprimer différemment, et comment il faut la combattre : par l'humanisme.

Dans 1984, il n'y a ainsi que des situations générales, montrant par là le caractère idéologique.

Dans Les sentiers de la gloire, rien de cela.

On sait que c'est la guerre de 1914-1918, mais ce n'est qu'un arrière-plan.

Ce qui compte, c'est qu'au front les chefs ordonnent aux soldats d'attaquer une tranchée ennemie alors qu'ils n'ont aucune chance.

Ce qui compte, c'est que le chef militaire fasse bombarder ses propres troupes car ils ne veulent pas avancer.

Absurdité des ordres, absurdité du pouvoir… Voilà le modèle de l'utilisation de l'absurde de manière progressiste, à l'opposé de 1984.

On retrouve bien sûr cette présentation de la folie absurde dans la dynamique du Docteur Folamour (peut-être l'une des plus grandes œuvres anti-fascistes) et Clockwork Orange.

Quel est le secret ? Le réalisme.

Non pas le réalisme au sens strict du terme - ici on procède par l'absurde et l'absurdité - mais le réalisme de la caméra-œil.

Ce qui fait la force de Kafka, c'est la technique qu'il emploie : coller au protagoniste, montrer les choses tel que lui les voit et les ressent. Voir à travers l'œil d'un autre. Le cinéma permet un déploiement fantastique de cette capacité à créer des mondes. Le cinéma est la nouvelle poésie.

Kubrick est à cette croisée absolue du réel et de la poétique cinématographique - l'absurde - car il a puisé son énergie dans le roman, les oeuvres littéraires Lolita de Nabokov, l'Odyssée de l'espace " de Clark A, l'Orange mécanique " de Burgess, ou Barry Lyndon de Thackeray….

Dès le troisième film le roman est la source d'inspiration.

Ce qui fait de Kubrick un cinéaste forcément éclectique, malgré cela très bon : policier, film noir, thriller, péplum, science-fiction, politique-fiction, comédie de mœurs…

Les genres sont variés. Kubrick est un vrai cinéaste, chacune de ses œuvres est unique.

On a tenté de délimiter l'univers cinématographique de Kubrick, de trouver des schémas parallèles à ses films. C'est une grave erreur. Il n'y a rien de commun entre Orange Mécanique et 2001, L'Odyssée de l'espace.

Cette tentative de catégorisation est anti-poétique, et nuisible au cinéma d'auteur.

Ce qui est commun, c'est la tentative de mise en valeur de l'espace personnel des protagonistes. On a affaire à une caméra-œil d'un genre spécial.

Elle montre non seulement ce qui se passe, mais également l'environnement des protagonistes, en définitive l'atmosphère. 2001 est formidablement poétique car l'univers du vaisseau est formidablement cloisonné : chaque astronaute se retrouve définitivement à chaque fois avec lui-même et seulement lui-même.
Kubrick dira d'ailleurs :
"J'ai tenté de créer une expérience visuelle qui aille au-delà des références verbales habituelles et qui pénètre le subconscient de son contenu émotionnel et psychologique".

D'une certaine manière, l'absurde s'impose, car l'imagination ne se voit plus encadré par des nécessités factuelles (propres au film historique, au scénario ficelé de A à Z, etc.). Plus le scénario est éthéré, plus il y a de place pour la poésie. C'est pourquoi Kubrick a pu dire :

" L'image réelle ne pénètre ni ne transcende; ce qui m'intéresse maintenant, c'est de prendre une histoire fantastique et invraisemblable et tenter d'aller jusqu'au fond, faisant en sorte qu'elle paraisse non seulement vraie mais inévitable ".

Bien sûr, il n'est pas nécessaire de coller totalement aux principes de la caméra-œil. Ce qui compte c'est le contenu, sur ce point Kubrick a toujours été admirable.

Brazil (1985) de Terry Gilliam est une excellente démonstration de cette liberté technique : la caméra-œil n'est pas systématiquement utilisée, mais suffisamment souvent pour que l'on ne retienne que le héros, son parcours, son monde, son désir, sa lutte.
La domination tyrannique est montrée dans Brazil comme absurde, mais l'utilisation d'une focalisation permanente sur le héros montre la vie au travail, la rébellion.

Cette perception permise par la caméra-œil n'est pas nécessairement liée à l'idée d'un monde oppressant. C'est ce qui fait sa richesse et ouvre aujourd'hui une nouvelle perspective.

Ainsi, le finlandais Aki Kaurismäki a utilisé une vision très proche de la caméra-œil pour le film muet Juha, qui reprend l'histoire d'un ancien roman classique pour le transposer dans la campagne finlandaise moderne et en faire un portrait très fort.

Les sensations sont clairement ressenties, tout l'art du cinéaste ressort justement du fait qu'il ait osé choisir le muet, montrant la force de la caméra-œil pour exprimer ce qui doit être exprimer.

Chaque film est une œuvre unique. L'artiste est un producteur.

L'avenir appartient au nouveau regard de la caméra-œil.

Au-delà des mots, l'atmosphère : le caméra-œil.

" Je ne cherche jamais ce qui se dit avec les mots. Si ça peut s'énoncer avec des mots pourquoi faire un film ? Ce qui est bien avec les films, c'est que c'est toujours plus vaste que les mots ".
Lars von Trier

" Ce qu'il y a de mieux dans un film c'est lorsque les images et la musique créent l'effet (...).

Je serais intéressé de faire un film sans aucun mots(...).

On pourrait imaginer un film où les images et la musique seraient utilisées d'une façon poétique ou musicale,

où une série d'énoncés visuels implicites seraient faits plutôt que des déclarations verbales explicites.

Je dis on pourrait imaginer car je ne peux pas l'imaginer au point d'écrire vraiment une telle histoire, mais je pense que si cela se faisait, ce serait utiliser le cinéma au maximum.

Il serait alors totalement différent de toute autre forme d'art ".
Stanley Kubrick,1972

(1) Voici quelques repères :
1953 : Les Gommes d'Alain Robbe-Grillet
1956 : L'ère du soupçon de Nathalie Sarraute
1957 : La Jalousie d'Alain Robbe-Grillet
Tropismes de Nathalie Sarraute (déjà publié en 1939)
Le Vent de Claude Simon
La Modification de Michel Butor
1958 : La Mise en scène de Claude Ollier
1959 :Le Planétarium de Nathalie Sarraute
1960 : La Route des Flandres de Claude Simon
1962 : L'Inquisitoire de Claude Simon
1963 : Pour un Nouveau Roman d'Alain Robbe-Grillet
1965 : Quelqu'un de Robert Pinget
1985 : Prix Nobel attribué à Claude Simon

(2) Le roman de Michael Rebboah, Perte, venant de sortir aux éditions Nicolas Philippe, est fondé sur ce modèle.

(3) Le film fut fait par Michael Radford en 1984, avec Richard Burton comme acteur principal.

(4) Ce n'est évidemment pas sans rappeler le fameux " ni trust ni soviet " des fascistes. Orwell est présenté comme quelqu'un de gauche, voire d'extrême-gauche, alors que ses œuvres ont, juste après la seconde guerre mondiale, clairement été comprises comme des œuvres anti-soviétiques. C'est également le cas pour l'autre écrivain du " totalitarisme ", Huxley.

(5) Brecht, 16 août 1955, in : Brecht, Essais sur la littérature et l'art, Les Arts et la révolution, L'Arche, 1967


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