AUTOUR D'ERASERHEAD,
DE BLUE VELVET
ET DE MULHOLLAND DRIVE
DE DAVID LYNCH

"Sordid details following"
David Bowie

DECOR ET ENVERS DU DECOR :
LA MADELON ET LE GANGSTA-RAP

Une oeuvre d'art qui montre l'envers du décor doit aussi montrer le décor, sinon elle n'est pas efficace.

L'efficacité de l'œuvre, ce n'est pas autre chose que la dialectique qui la travaille, à savoir : décor + envers du décor = mouvement de l'œuvre et œuvre en mouvement.

On pourrait définir l'absurde comme l'envers de ce décor homogène qu'est la réalité.

L'étranger de Camus, c'est l'étranger à la réalité homogène, l'étranger au monde.

Mais la première chose à réaliser pour faire sentir le décalage entre le décor et son envers, c'est de mettre les deux parties en présence.

Par conséquent tout travail artistique qui a pour but de révéler l'absurde de la réalité se doit, à un moment ou à un autre, de signifier cette réalité du point de vue non-absurde.

Ce point de vue non-absurde a pour nom idéologie dominante, c'est elle qui quotidiennement nous vend ses yeux pour que nous ne voyions le monde à sa manière.

Pour la combattre il faut donc commencer par retourner ses propres armes contre elle, autrement dit, pour faire voir l'envers de l'idéologie dominante, il faut commencer par la faire voir, elle, toute entière.

Une fois posé ce postulat, on comprend ce qui pose problème dans tant d'œuvres d'art prétendument subversive.

Ce qui ramène ces travaux au niveau des œuvres consensuelles, c'est le fait qu'un seul point de vue y est développé.

Dans le cas de l'œuvre prétendument subversive, il s'agit d'un regard oppositionnel, et dans le cas de l'œuvre consensuelle il s'agit du regard de l'idéologie dominante.

Pour prendre un exemple, il n'est pas évident qu'une chanson de Gangsta-rap soit plus intéressante que La Madelon...

On peut même dire que ces deux œuvres souffrent du même défaut : elles ne montrent qu'un aspect de la réalité, chaos et violence pour l'une, esprit grégaire et gaudriole pour l'autre.

Chez aucune des deux ne sont mises en présence les deux visions du monde antagonistes que sont l'idéologie dominante et la pensée rebelle.

La Madelon ne nous intéressant pas vraiment, on peut dire au sujet du Gangsta-rap que trop de révolte sans dialectique tue la révolte.

Et par-delà ces deux extrêmes, bien loin d'eux, nous avons tout de même quelques œuvres plus fines.

Entre autres nous avons celles de David Lynch.

LYNCH ARTISTE DE L'ABSURDE

On peut dire que Lynch est un cinéaste de l'absurde si on prend l'absurde dans l'acception du terme suivante : est absurde ce qui a priori ne possède ni sens, ni organisation, ni but.

Cependant nous verrons que, en dessous des apparences, le cosmos lynchien est soumis à de terribles puissances, bien définies. Mais tout d'abord concentrons-nous sur l'art de la mise en scène du réalisateur de Wild at heart.

Le déroulement du film lynchien consiste en un dévoilement de l'absurde caché derrière la réalité, en une révélation dont le but est de faire éclore une nouvelle vision de la réalité qui réunisse vision première ordonnée et nouvelle vision, cataclysmique, de la réalité.

Pour Camus l'absurde prend naissance entre autres dans les catastrophes de l'époque moderne ainsi que dans le sentiment qu'a l'individu d'être plongé dans un univers inintelligible, sentiment dont le langage n'est pas capable de témoigner.

Y a-t-il ici quelque chose de contradictoire avec la sensation que font naître les films de Lynch ?

Par ailleurs n'oublions pas que l'absence de changement est la pierre d'angle de l'absurde.

Or, on découvre souvent à la fin des films de Lynch que rien n'a vraiment évolué dans l'ignoble ordonnancement du monde (même dans la scène finale de Blue velvet, véritable happy end, la vision d'un rouge-gorge dévorant un cafard laisse pressentir que l'horreur continue son œuvre, dissimulée sous les apparences).

Un autre aspect de l'absurde lynchien réside dans la rétention d'informations.

En gardant cachés certains détails capitaux, Lynch fait naître le sentiment de l'absurde.

Rappelons-nous la scène de Blue velvet où Jeffrey Beaumont - et donc le spectateur - surprend une discussion entre Dorothy Vallens et un mystérieux interlocuteur ; le texte dit par Isabella Rossellini est totalement chaotique parce qu'on n'entend pas les paroles prononcées par la personne à l'autre bout du fil.

Le procédé est classique - Lynch n'est pas souvent un novateur - mais est poussé à bout et est donc redoutablement efficace.

Lynch sait aussi faire naître l'absurde de scènes où tout est visible mais complètement antinomique.

Les dialogues d'Eraserhead seraient tout à fait ordinaires s'ils n'étaient pas en total décalage par rapport aux images qui leurs sont liées.

"Occupe-toi de l'enfant cette nuit, moi je suis fatiguée", dit à peu près sa femme à Henry Spencer - parole que l'on peut entendre au sein de n'importe quel couple - en parlant de leur bébé monstrueux.

Ici ce qui crée l'absurde, c'est la difformité de l'enfant, pas les préoccupations des personnages, après tout très banales.

Pour Lynch, c'est parce que les êtres sont étranges que la vie l'est, pas l'inverse.

UNE SOCIETE MALADE

"L'oisiveté où végètent ces pauvres malheureux est une peste et voilà c'est dans les villes et campagnes sous ce soleil plus fort un mal général et ayant appris autre chose, certes pour moi c'est un devoir d'y résister."
Vincent Van Gogh

Si - comme on peut donc s'autoriser à le faire - on considère le réalisateur de Lost Highway comme un artiste de l'absurde, on est obligé de prendre en compte le reproche - souvent justifié - qui est fait à certains virtuoses du non-sens : selon eux le monde serait incompréhensible et tenter de démêler les ficelles de l'univers serait impossible et angoissant, le refus mystique de l'action étant la seule ligne de conduite valable.

Si on faisait ce procès à Lynch, on oublierait sa vision critique de la société, vision qu'il développe dans la plupart de ses films : dans Eraserhead la famille monstrueusement aliénée, dans Blue velvet la petite ville américaine hypocrite, dans Lost Highway les victimes de la société "schizophrénisante".

Dans ses films, Lynch plante souvent en premier lieu un décor réel, à travers lequel il fait passer sa vision brute du monde au sens le plus large du terme ; on peut dire qu'il développe ainsi une cosmogonie.

Ensuite il décline les différentes facettes monstrueuses de son cosmos, jusque là cachées.

Il met alors en scène les tensions individuelles liées à la cellule familiale, telles qu'elles ont été explorées par la psychanalyse (la belle voisine - sorte de maman-putain accompagnée par un homme dégoûtant - que Henry Spencer, le héros de Eraserhead, voit par un trou de serrure fermer sa porte derrière ce qu'on devine les prémisses d'une scène primitive), l'aliénation (le bras paralysé à force de travail du père de la fiancée de Spencer, les rêves de gloire de Betty, la jeune femme blonde, dans Mulholland drive)...

On voit que - sans être Brecht, ce qui n'on ne lui demande pas d'être - Lynch développe une critique sociale relativement exhaustive.

LYNCH ABSURDE :
LA QUESTION DE LA DIVINITE

"Même le bon Dieu nous a laissés tomber"
The stranglers

Le sentiment de l'absurde est lié à la conscience de l'absence de Dieu, soit qu'il se trouve loin (pour le non-croyant que décrit Pascal), soit que nous adorons d'autres idoles (comme le fait le séducteur kierkegaardien), soit que nous le refusons (tel Judas au bout de sa corde), soit qu'il est mort (ce que professent Nietzsche et Bataille pour ne citer qu'eux), soit qu'il est inaccessible et que le monde est le domaine des divinités maléfiques.

Cette dernière option est celle des gnostiques et c'est aussi probablement celle de Lynch.

En effet, que nous montre le réalisateur de Twin peaks dans ses films ?

Un cosmos, encore une fois à première vue privé de sens, qui est l'envers de l'univers rationnel, mais qui en dernière analyse est parfaitement organisé.

L'organisation du cosmos absurde, qui apparaît dès que l'on creuse la réalité et qu'on se détourne de ses artifices, est en fait l'ordre réel du monde, sous-jacent au monde.

Et cet ordre du monde est tout entier sous-tendu par la conviction que Dieu s'en est retiré.

Pour preuve le petit homme maladif de Mulholland drive (que l'on a déjà vu dans des œuvres lynchiennes précédentes), qui semble un moment tirer les ficelles de l'univers mais qui finit par abdiquer devant les forces du mal.

Et pour preuve encore dans ce même film cet homme au sourire démoniaque qui nargue le "héros", en lui montrant qu'il a le don d'ubiquité et qu'il peut s'introduire chez lui en son absence.

Le petit homme maladif, ce n'est pas autre chose que le "bon" dieu que certains gnostiques pensaient impuissant et exilé loin du monde.

Et l'homme omniscient au sourire démoniaque, n'est-ce pas une de ces terribles divinités auxquelles croyaient les gnostiques, qui s'ingénient à faire régner le mal et la folie sur Terre (d'autant que ce personnage peut être vu comme la personnification de la jalousie maladive du héros, une sorte de dieu de la jalousie en somme) ?

A côté de ces deux protagonistes on peut encore égrener la liste des autres démons lynchiens : dans Mulholland drive le clochard noir de suie qui manipule le carré-microcosme, atroce boite de Pandore d'où sortent des petits bonshommes cauchemardesques et hilares qui s'en vont hanter le monde, dans Eraserhead déjà, 25 ans plus tôt, l'ouvrier qui actionnait la machine pour jeter dans le monde monstres et malheurs, dans Lost highway encore la petite tête de singe au regard fixe qui semble amener l'angoisse vers son apogée, etc... etc...

Pour Lynch il y a toujours un ou des ordonnateurs du grand cauchemar qu'est le monde.

Ces ordonnateurs sont protéiformes, changent de visages selon les films, mais ils sont toujours bien présents.

Même The straight story, film que l'on a trop vite qualifié de moins tourmenté que les autres oeuvres de Lynch, est du début à la fin fondé sur cette grande ordonnatrice qu'est la mort.

Michel Chion a raison de faire remarquer que beaucoup des personnages de Lynch sont hiératiques, se tiennent immobiles comme des sphinx, des divinités (1).

Dans sa monstruosité et son étrangeté, le panthéon lynchien n'est pas sans avoir un air de famille avec celui des gnostiques, dont Bataille avait exposé quelques représentations particulièrement absurdes dans la revue Documents en 1930 : des archontes à tête de canard et un dieu à jambes d'homme, corps de serpent et tête de coq (2).


Il y a donc une cosmogonie lynchienne qui n'a rien à envier dans son horreur et son absurdité à celle des gnostiques. Rien à lui envier dans son humour non plus mais nous verrons cela un peu plus loin. Revenons un instant à la question du cosmos.

La dialectique des deux univers

"Très souvent, lorsqu'on n'aperçoit que la partie, c'est encore pire que de voir le tout. Le tout a peut-être une logique, mais hors de son contexte, le fragment prend une valeur d'abstraction redoutable, ça peut tourner à l'obsession." (3)

Voilà, tout est dit par Lynch lui-même. Le monde est un tout organisé, ses éléments ne le sont donc pas moins et l'absurde cauchemar (pléonasme) naît de l'observation de ces éléments.

Dans la citation de Lynch, ce qui est le plus important c'est le peut-être. "Le tout a peut-être une logique"...

Cependant on ne peut que l'entrevoir, parce que les démons prennent soin d'empêcher l'homme de saisir rationnellement les tenants et les aboutissants du cosmos.

Les démons forcent l'homme à s'enfoncer dans sa condition de créature imparfaite et régie par les plus bas instincts, en même temps qu'ils l'empêchent de comprendre comment fonctionne l'univers. Si on remplace les démons par les valets du capitalisme, on aura une parfaite définition de l'aliénation.

Mais si Lynch met en scène l'aliénation, il y insuffle un caractère métaphysique saisissant.

Entre gnosticisme et critique de la société schizophrénisante capitaliste, Lynch réussit à créer un lien d'une grande force, lien qu'avait déjà senti Bataille quand il écrivait que l'originalité de la gnose tient dans l'idée que la matière est un principe actif, ayant son existence autonome, et qu'en pensant cela les gnostiques ouvraient la voie vers le matérialisme dialectique (4).

L'OREILLE COUPEE : MICROCOSME, MACROCOSME ET SAS DE COMMUNICATION

Il y a en apparence plusieurs mondes qui se mélangent comme des flux dans les films de Lynch, jusqu'à arriver, dans Mulholland drive, à une pelote indémêlable d'univers enchevêtrés.

Pourtant ce ne sont pas à proprement parler des mondes hétérogènes, non : ce sont les différentes facettes microcosmiques du même macrocosme, le macrocosme changeant de nom selon la sensibilité du spectateur qui va mettre l'accent sur un aspect de cet univers plutôt que sur un autre.

Le macrocosme lynchien peut s'appeler psychisme mais aussi capitalisme, humanité, existence, etc...
Quant aux microcosmes, ce sont bien sûr les personnages, mais aussi les objets dans lesquels on entre pour passer d'une dimension à une autre, tels la boite de Pandore de Mulholland drive, l'oreille coupée de Blue velvet ou le radiateur d'Eraserhead.

Ce dernier objet est le sas de communication vers l'envers du décor intérieur de Henry Spencer, c'est-à-dire le monde de ses rêves.

Après y être entré, on finit par déboucher sur l'ouvrier en train d'actionner la machine qui ordonne le monde, personnage que l'on a vu au début du film.

Par le rêve on a donc rejoint la réalité ; cela est encore plus probant quand Lynch révèle la clef d'Eraserhead à travers le rêve de Spencer - qui y voit sa tête être arrachée de son corps - à savoir que l'amour n'est pas différent de la castration.

Les rêves ont un message, ils sont les voix de l'autre réalité, les voix des divinités gnostiques, et ainsi rêve et réalité se lient dans une synthèse dialectique inexorable.

Chez Lynch rêve et réalité sont les deux visages du même monde et en tant que tels interviennent autant l'un que l'autre dans la marche de l'univers.

De même les gnostiques avaient dressé l'organigramme du cosmos (cercles, démons, archontes, etc...), dont les parties sont liées de manière dialectique.

Pour eux la moindre parcelle de l'homme était enchaînée à l'ordonnancement du monde, le psychisme était donc une source de tourments infinis, à l'image de l'univers.

Au bout du compte, chez Lynch comme chez les gnostiques, ce qui est incompréhensible et inéluctable, écrasant et indépassable, c'est le monde intérieur, c'est l'esprit humain.

Mais une dernière précision s'impose, sans laquelle on ne pourrait pas sérieusement penser que Lynch est un véritable artiste de l'absurde.

Il s'agit juste de rappeler que ses films sont très drôles.

Il y a dans Eraserhead une scène de repas - une scène de fous - où Henry Spencer, sous les regards déments de sa "belle-famille", découpe d'étranges petits poulets qui gigotent et dégorgent un sang noirâtre.

Rares sont les spectateurs qui ne se tordent pas de rire en visionnant cette scène.

Et ce rire, c'est le rire d'angoisse que devaient laisser éclater les gnostiques lorsqu'ils contemplaient le ciel étoilé, ce toit d'un monde insensé, et c'est le rire souverain de Nietzsche et de Bataille, et c'est encore le rire crépusculaire des hommes rendus fous par la société totalement malade.

Ce n'est sûrement pas pour rien que l'une des personnes victimes des "méchants" dans Blue velvet est surnommée Van Gogh.

Notes
1) Michel Chion, David Lynch, Cahiers du cinéma, 1998, p.231.
2) Georges Bataille, "Le bas matérialisme et la gnose" in Œuvres complètes tome 1, pp. 220-226, planches XV et XVIII.
3) Citation de David Lynch, in Michel Chion, op. cit., p.216.
4) Georges Bataille, op. cit.



Revenir à la page des articles